J’ai parfois le sentiment étrange d’être assis au fond de moi, avec pour seul repère, mes souvenirs d’Ulysse. Mais quels tours mes dieux adorés vont-ils encore me jouer dans leurs chamailleries ? Par quel bout de mes marottes vont-ils me saisir . Je ne pourrais rester là, à l’infini, naufragé dans le crissement du sable, le vide autour des cris d’oiseaux, et la lente respiration de l’eau qui lèche ma plage. Je suis au fond de moi. Mes compagnons ? Quelque part, mais ailleurs. Vivants ou morts, mais loin de cette langue intime où moi seul me retrouve à chaque détour de mes jours, assis, à faire le compte des choses. Il y a les choses étonnantes que même un aveugle raconterait avec brio, et puis, tout ce qui ne vaut pas d'être dit : ces jours vides d’intérêt, avec seulement quelque part sous l’eau, le corail qui se forme. Mon corail. Mon eau. Car à ces moments-là, je le sais : je suis Ulysse, la plage, la marée, les Cyclopes et les Nymphes, et le bateau aussi. C’est pourquoi je dois m’attacher à moi-même pour résister à mon chant de sirène et ne pas m’enfouir dans les fonds de mes abysses, moi, Ulysse. Posé dans mon igloo à attendre Sedna. Posant mes premiers pas debout sur la terre du Rif, hier, demain, il y a trois millions d’années. Je vis assis au fond de moi. J’y attends de devenir tsunami, ou colère d’un dieu aux cheveux bleus d’écume. Je dévase la chaloupe que je suis. Je deviendrai enfin le retour là, vers toi — puisses-tu n’être jamais un nouveau miroir fantôme de moi, un nouvel échouage — ; toi, là-bas, à tisser le jour, ce que le désir effrange la nuit, et esquissant d’îles intimes en silences patients, le moment du nous.
babel. Version a, pour le forum, pas pour mon blog.
Titre = début d'un poème peut-de Maître Eckhart, daté de 1305-1328, Titre : Granum Sinapis (le grain de moutarde, ou de sénevé) "Dans le début au-delà du sens là est la parole..." |