De la part de Namasté qui n'arrive pas à se connecter. Un rêve pour quand je serai grand...
Du plus loin dont je me souvienne, je voulais être explorateur, fouler des terres vierges, m’enfoncer dans des jungles inextricables, découvrir des pays sans noms. Je m’y voyais, j’allais droit devant moi, toujours avançant dans cette beauté stupéfiante qu’offrait la vie sauvage, sans autre but que rencontrer ce qui ne l’avait jamais été. D’où me venait ce rêve, je l’ignore, il était-là simplement comme une évidence. Quelques années plus tard, nous habitions dans la banlieue parisienne, au dernier étage d’un immeuble de plain pied dans les nuages où j’appris à rêver. Là, accoudé au bastingage de ma chambre, je partais en trois-mâts pour les îles parfumées, j’inventais des volcans, des grottes, croisais des espèces animales inconnues avec lesquelles j’échangeais parfois juste un regard. Des peuples vivaient en osmose avec la nature et j’allais à leur rencontre, j’apprenais leurs langages, m’initiais à leurs rites. .- Hélas mon fils, chimères que tout cela ! La terre est depuis longtemps encartée, chaque espèce est fichée, la moindre fleur est inscrite dans un catalogue et les Indiens meurent alcooliques dans des réserves misérables. - Papa, je voudrais que cesse cette foutue course au progrès, que disparaisse toute cette ferraille partout qui déchire la terre, ce plastique qui étouffe la vie, je voudrais qu’on rende à la terre sa virginité, qu’on désinvente l’automobile. - Tu es fou ! désinventeur de l’automobile, ce n’est pas un métier. C’est impossible, on ne peut pas lutter contre ce qui est fiston, pas plus qu’on ne peut rendre sa virginité à sa mère. - Pourquoi ? On peut bien marcher sur la lune, on peut bien faire sauter Hiroshima ! On peut détruire des pays, on peut barrer le cours des fleuves mais on ne peut plus leur rendre leurs lits naturels ? On peut extraire du pétrole pour faire voler des fusées mais on ne peut pas rendre à la vie sauvage ce qui a été noyé sous le béton ? Tu me demandes quel rêve j’aimerais pouvoir réaliser ? J’aimerais être celui qui rendra l’Amérique aux Indiens, papa, voilà ce que je voudrais faire quand je serai grand ! - Tu es fou ! La marche du monde est irréversible. Tu devrais arrêter de lire des bandes dessinées et cesser de rêver. - On a bien rendu Israël à ses anciens propriétaires au bout de deux mille ans, pourquoi ne pourrait-on pas rendre l’Amérique aux Indiens après seulement cinq cents ? - Ça n’a aucun rapport. - Pourquoi, les Indiens sont indignes ? Imagine seulement qu’on n’ait jamais découvert l’Amérique, et qu’on entre en contact avec elle aujourd’hui, quel réservoir de vie sauvage, et quelle possibilité de ressourcement cela serait pour notre planète, des milliers d’animaux sauvages livrés à eux-mêmes, toute une humanité expérimentant un autre rapport à la vie et à la nature que celui qui domine notre civilisation et conduit le monde vers une fin sordide. - Non, non, on ne peut pas concevoir les choses comme ça ! Tu voudrais quoi ? Que Chistophe Colomb ne soit pas né ? Que tous les gens qui vivent en Amérique émigrent sur la lune ? ou qu’ils reviennent habiter cette vieille Europe déjà surpeuplée ? fais moi plaisir, choisis plutôt un autre métier. Voilà comment pour faire plaisir à mon père, j’ai abandonné le rêve de désinventer l’automobile et de rendre un jour l’Amérique aux Indiens. Pourtant parfois, certains soirs de mélancolie, j’entends encore en moi la voix d’un petit enfant pas tranquille qui refuse d’abandonner sa vision première, et j’entends aussi celle d’un vieil indien au visage parcheminé rencontré quelque part au détour d’un rêve. Il fut un temps dit-il, quand nous étions des êtres primitifs errant sur une planète sauvage, où le rêve était pour nous tout aussi réel que le monde tangible, et nous lui accordions une place importante dans la réalisation de nos destinées, parce que nos rêves prenaient en compte la globalité de notre être et nous guidaient vers une place juste au milieu de nos proches et dans l’harmonie de notre environnement. Hélas, un bien mauvais rêve a pris le pouvoir sur les autres et entraîné l’homme dans un rapport de domination avec son milieu et ses semblables. Bientôt le monde du rêve sera le seul espace disponible pour une vie différente, la vie sauvage sera tout entière contenue dans cette partie inconsciente de l’humanité, le rêve sera le dernier refuge de la vie. Déjà les technocrates du progrès décrètent que les oiseaux sauvages sont potentiellement dangereux pour l’humanité et planifient leur élimination prochaine. Moi l’Indien venu du fond des âges, je te le dis : quand le dernier oiseau vivant aura fini de traverser librement le ciel, l’humanité n’aura plus accès au monde du rêve et bien triste sera sa fin..
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