Grâce à Julos, j’ai pu lire un super document expliquant les lézardes de l’édifice belge. Si j’ai bien compris, en swahili ou en volapük, le problème se dit « pognon ». Ça m’a rappelé quand, jeune, je jouais au billard français. Seul, ou avec un ami, jamais contre l’un ou l’autre. Il y a trois billes ; on peut en prendre une rouge, une jaune et une noire. Chacun sa couleur ! Avec sa bille, il faut toucher chacune des deux autres. La première fois, j’y suis allé franco : et clac, paf ! que je t’expédie la première touchée, ciblée, explosée d’une ligne droite et farouche, fortement lancée, pour frapper, percuter l’autre. J’ai perdu mon coup et mon tour. Ma bille a été détournée vers pétaouchnoc, carambolant à nouveau sur la première qui est arrivée sur la troisième pour l’envoyer aux fraises… Un vrai massacre de billes s’égarant n’importe où sans beauté. J’ai commencé à comprendre : on m’a expliqué.
Tout doucement, il ne faut pas frapper l’autre, mais comme le caresser au passage, de façon à rassembler les trois billes au plus près. Le bruit n’est plus le même. Ça commence par un son sec, sans être brutal, puis le feulement d’un ivoire sur le feutre qui s’avance comme pour demander une danse. Puis, se perçoit, léger, le toucher des billes, délicat comme un baiser. Parfois, il faut donner de la force, mais on le fait en s’appuyant sur les bandes, c’est-à-dire les bords du billard. On s’appuie fortement sur les contraintes, pour retrouver le meilleur angle non d’attaque, mais de rassemblement, au point que si vos billes sont bien groupées presque collées, le mieux est lancer la vôtre au loin contre la bande, vers l’extérieur, pour d’un ou deux rebonds revenir en douceur embrasser les deux autres…
Évidemment, ça ne marche pas toujours très bien : ça dépend avec qui on joue, comme toujours. Certains hargneux préfèrent détruire tout possibilité parce que seule la défaite de l’autre les intéresse. Mais jouer au billard avec quelqu’un qui cherche le beau jeu, se mettre ensemble pour y parvenir, sans compter les coups, laisser de la sorte s’installer la discussion d’autant plus sincère que regarder le tapis évite de se croiser les yeux, et que dans cette pudeur, on peut en lancer des phrases, tendues, brossées, pudiques qui vont deux petits clics plus tard déposer deux baisers dans le silence.
Jan, Marieke quand vous aviez le gel et la terre jaune autour des ports, Raymond, Lucienne ont joué le jeu : ils ont rassemblé les billes. Bruxelles, Bruges et Charleroi au centre de la Belgique… Oui, c’était un peu humiliant parfois. Maintenant, Bruxelles est grande, et joue sa part aussi. C’est Namur et Ottignies qui ont trop de jours entre la paye et la fin du mois. Moi, à la table voisine, je vous regarde faire cette partie de billard. Filip, Karel, vous ne gagnez rien à rebondir seuls contre les bandes du billard. Ça parade, mais l’avenir est fermé dans cette voie.
Et d’où je suis, j’ai comme un malaise : vous me rappelez les stratégies qu’on ne dit pas, mais qu’on place, quand Mamie étant morte, c’est l’heure d’être habile pour ramener le maximum du magot. Julien, Marguerite, les huissiers et les banques vous tiennent à la gorge. Tout cela je le comprends, mais plus à l’Est, qu’en disent les Franz et les Maria, et un peu partout Mehmet et Rachida, que Mamie a adoptés, ont-ils leurs mots à dire ? Tout cela ne m’étonnerait pas si Mamie, la Belgique, était morte, mais voilà, à cette heure, elle n’est que malade. Malade de l’avidité de sa tribu, à se demander avec ce regard des vieux qui savent que rien n’est simple, où et comment elle a raté l’éducation de ses enfants.
La Belgique, c’est du billard. Pourriez-vous, un instant ranger ces obscènes liasses coincées sus le verre au coin du bois verni, pourriez-vous reprendre la partie, et déposer les trois billes au plus proche du beau jeu, où nul ne gagne à la défaite de l’autre ?
Notre Alsace en France est une région des moins pauvres, dotée de sa langue, de son histoire et même de ses lois. On y brocarde les voisins francophones, et encore plus les parisiens et « ceux du sud ». Comme la Flandre, la xénophobie s’est installée, à la façon des algues dans les eaux réchauffées. Puis, comme en Flandre, des « exogènes » intolérants ont sapé le moral de gens qui voulaient des migrants au nom de la tolérance, et la xénophobie s’est enracinée. Pourtant, un infime pourcentage seulement y parle de scission : un tel luxe serait un suicide.
Chers amis flamands, pensez à vos enfants, à votre avenir, aux années où la mer réchauffée montera à l’assaut des terres bataves, où vous aurez besoin du reste du monde. Chers amis flamands, avec tous vos défauts, on vous aime bien : ne vous faites pas de mal. Revenez à la maison…On va faire un billard...