C’est certain que là, dans la finale du roman, que tu cites, où l’acteur qui joue Daniel est debout dans une encoignure au centre récitant à la troisième personne ce que son personnage vit, son suicide, tandis que les trois autres jouent cette panique finale, muets au ralenti, avant de se figer encore plus, et bien droits, les yeux dans le public, ils libèrent : « à cet instant, là, c’est vrai », haché répété, scandé... quelle libération : enfin, l’amour est vrai, est dit. Et tout ce gâchis...ces vies qui n’en sont pas ou n’en sont plus, sauf Kévin, le prostitué du parking : lui qui a refusé de jouer à l’amour, qui dans une franchise sans concession, qui rejette l’amour de son client, l’engueule et le moleste presque, lui, disparu de le scène du drame, il s’en est sorti, par la petite porte, par une petite porte cachée sans doute : on ne l’a pas vu partir, passer outre. Les autres sont là, comme des voix off dans leur propre vie, raconteurs de leur histoire qui n’en est pas une : nostalgie d’une quadragénaire au légionnaire capable d’un frisson, autisme d’un couple sans enfant en capitulation devant les faits, bravade inutile d’un gosse de onze ans… Tous sont exclus de leur première personne, désormais, pour conjuguer le verbe “aimer”. Pas de je pour eux, ils seront cet hors-je qui maintenant est devenu un banal bon mot de cocktails à remplir… J’ai bien écouté, regardé hier soir, après le spectacle, au restaurant, les questions, les tenues, le jambon découpé, et les radis croque au sel. Les couples présents étaient ceux de la vraie “vie”, mais les personnages étaient encore là. Les personnages de la pièce jouée ce soir-là, et tous les autres, nos peaux, nos codes, nos façades avec vue sur la mer ou pas. Comme toujours, il y a eu des moments de parler sérieux. Et encore ces questions de sens. Dites-moi : est-ce que le jambon a du sens ? Est-ce qu’une toile de Grünewald, ou de Hopper comme celles que je vous joins, a du sens ? Est-ce qu’un poème a du sens ? Nous crevons sous des couches de sens, emballés sous la cellophane des idées, des futures devises à graver dans les ceinturons, sur les crosses des évêques et des soldats, au frontons des monuments aux morts (il n’y a pas de monuments aux vivants, vous l’avez remarqué). La seule, l’unique question qui résiste après un fado dans les mots, les couleurs, les sons, les gestes, c’est celle de notre énergie à nous lever le matin, et à nous coucher le soir. Il n’y a pas beaucoup de place sur les pierres tombales, et pourquoi faire : tout est écrit et lu. On le sait, c’est bref, mais il faut se l’avouer, et quelle importance, notre épitaphe, on ne la lira pas, après tout... La question du sens est un paravent. Derrière ce paravent, on change de tenues, de pudeurs. On change de personnage, la mère de famille devient une gamine, et ainsi de suite. Ce n’est pas affaire de sens; c’est affaire de goût. Quel goût tout cela a-t-il ? La vie a-t-elle du goût ? Lequel ? Jambon, radis, syllogisme ou contrats ? Si c’est un goût de reviens-y, tout va. Les machines désirantes forgeront les idées ad hoc, il y a des gens pour ça. Les systèmes logiques ont leurs tâcherons pour en faire des péristyles plus ou moins durables ou éphémères. Et de droite comme de gauche, un appui lâchera des crédits. Alors, “Mon Amour”, roman, et “Mon Amour”, théâtre, au fond, est ce que ça a un goût de reviens-y ? Ce goût qui fait qu’on se couche et qu’on lève, dans le même fleuve : raté Héraclite, mais c’est bien d’avoir essayé.… “En Panta” ? Non. Juste un peu de goût, le reste est commentaire, ou dégoût. Pour moi, oui, cela suffit, le reste, c’est vu de plus haut, de quarante-cinq centimètres au dessus du coin de la table, il y a la mie de pain roulée en boulettes, les bouts d’allumettes triés que l’on aligne pour aller de nulle part à plus loin, à côté du souvenir du jambon et de la salade, comme une épitaphe du goût, de ce furieux goût d’y revenir. Je ne lirai pas « les Bienveillantes » : je n’aime pas l’avant-goût qui sort de la cuisine. S’il le faut, allons, par usage, je vous fais trois pages remplies de “pourquoi” avec des vrais bouts de logique dedans : quelle importance de la faire ou non, puisque la question n’est pas là. Je n’ai pas de goût pour les Bienveillantes. Mais hier et avant-hier, tous les artisans du Talon Rouge, avec les mots d’E. Adely, m’ont servi un goût de la vie, un goût complexe, des “notes boisées, parfum d’agrumes, avec une belle robe, profonde, casaque claire, à la corde, et une bonne tenue en bouche”. Et, moi, de chez moi, assigné à être la limite de tout le reste qui n’est pas moi, moi, frontière des dieux et du néant, moi qui commence où ils s’arrêtent, j’aime bien ce goût-là. C’est amer, c’est astreignant et astringent, c’est de la vie, avec des vrais bouts de goûts dedans. En tout cela, ce singulier étrange — “mon” amour, le seul singulier dans cette amoncellement d’épitaphes annoncées—, a pris pour moi un goût qui n’appartient qu’à lui...un goût donc bien singulier. J’ai le goût d’y revenir. J’ai mis Julos en boucle : tous ces CD, en mon juke-box informatique... L’après-midi verse dans le doux, enfin… |