Bienvenue sur
le forum de
Mémoires de Siam

Ce forum non modéré est consacré à la culture thaïlandaise,
histoire, géographie, langues, religions, traditions,
politique, sociologie, cinéma, littérature,
musique, théâtre, sport, cuisine, etc.

cet espace est le vôtre
merci pour vos contributions


Obtenez 1000 visiteurs rapidement !
Obtenez 1000 visiteurs rapidement !
Outils webmasters Compteur Chat Forum Sondage Découverte Référeur


M'inscrire M'inscrire Me connecter Me connecter Mot de passe oublié Mot de passe oublié Retour au forum Retour au forum



  Pages: 1
Poster un nouveau message Répondre au message
Auteur Message
   Trier par date décroissante
Bernard Suisse
France
Posté le:
19/4/2002 17:51
Sujet du message:
Un Paysan et sa Femme - Pira Sudham
Répondre            
Email:
memoires-de-siam@noos.fr
 
Nicolas Delange me remerciait de la peine que j'avais prise à traduire Pira Sudham. Traduire Sudham n'est pas une peine, cher Nicolas, c'est un plaisir, tant la langue est riche et belle, et tant les idées et les mots s'enchaînent harmonieusement.

Vous parliez également, à propos de Pira Sudham "d'esthétique asiatique". Mais remplacez les rizières par les champs de blé, la pagode par l'église, et ne reconnaissez-vous pas les souffrances et les espoirs de tous les paysans français ? Et de tous les paysans du monde ? Dans le texte que j'ai traduit ci-dessous, je retrouve toutes mes racines, j'entends parler ma grand-mère, je revois mon grand-père, silencieux et droit, je retrouve aussi le lyrisme de Jean Giono...

Pira Sudham nous parle certes d'exode rural, de conflits des générations, d'écologie. Mais d'abord et surtout, il nous parle de nous, hommes et femmes du monde entier, et son message, au delà des coutumes et des frontières, demeure un message universel.

UN PAYSAN ET SA FEMME
(Texte extrait de : "People of Esarn". Shire Books - 1997.

Oui, ce sont nos rizières. Elles ont appartenu à mes parents et à mes grands-parents. Notre terre a plus de trois siècles. J’étais la seule fille de notre famille, et c’est moi qui suis restée avec mes parents jusqu’à leur mort. Après leur mariage, mes trois frères sont allés vivre dans la maison de leur femme. Mon mari est venu vivre dans notre maison, comme c’est la coutume chez nous, dans l’Isarn. J’avais dix-huit ans, et lui dix-neuf quand nous nous sommes mariés. Il m’a donné six enfants. Deux sont morts de maladie au berceau. Les autres, deux garçons et deux filles, sont partis dès que nous avons eu les moyens de leur acheter des Jeans. Notre aîné a obtenu un emploi de jardinier dans la maison d’un homme riche à Bangkok, mais plus tard, une agence de recrutement l’a envoyé travailler dans un pays étranger. Mon autre fils aussi est parti loin. Avant de nous quitter, il est venu nous faire ses adieux, nous disant qu’il souhaitait aller en Allemagne, parce qu’un "farang" voulait l’emmener vivre là-bas.

Une de nos filles travaille dans une usine de textile à Bangkok, et l’autre a disparu. Les autres viennent à la maison nous voir de temps en temps. Souvent, ils envoient un peu d’argent et quelques nouvelles pour nous dire qu’ils vont bien. Quand des gens du village se moquent de moi, disant que ma fille est devenu une trainée à Pattaya, c’est comme si un couteau me perçait le cœur. C’est plus facile pour mon mari. Il a des oreilles qui n’entendent pas, une bouche qui ne parle pas, des yeux qui ne voient pas. Il a toujours été patient et silencieux, ne s’occupant que de ses affaires.

Tout me rappelle mes enfants, en dépit de leur longue absence et de leurs courtes apparitions. Peut-être est-ce le destin qui les a envoyés loin de nous, afin qu’ils puissent avoir une vie à eux. Notre lopin de terre est petit, il est devenu complètement stérile, saigné année après année, vieillissant et s’épuisant comme nous. Pour la millionnième fois, le pouce et les doigts de ma main droite ont creusé dans la terre réticente, guidant les racines des jeunes plants de riz. Pour la millionnième fois, je me suis courbée sur ces rizières, semant ou moissonnant à côté de l’homme silencieux. Dans une saison de mousson abondante, le sol est à facile à labourer et le repiquage n’est pas une tâche trop lourde, mais dans une mauvaise saison, ce ne sont pas seulement les charrues qui se brisent, mais nos cœurs aussi.

Non, nous n’avons pas beaucoup changé, tous les deux, mais il semble que le village, lui, a bien changé. De quelle façon ? Il y a seulement dix ans, vous pouviez encore troquer des objets, mais maintenant, tout marche avec de l’argent. Il y a quelques années, vous pouviez demander à vos voisins de vous aider à construire votre maison, à récolter le riz ou à creuser un puits. Aujourd’hui, ils ne le font pas, si vous n’avez pas d’argent pour les payer. Les choses en matière plastique remplacent l’artisanat du village. Les hommes fabriquaient des paniers avec de fins morceaux de bambou tressés et un goudron naturel extrait d’une certaine variété d’arbre. Les sacs en plastique jonchent le village. Les boutiques poussent comme des champignons, remplies d’objets en plastique coloré, et de produits que personne n’utilisait ici autrefois. Les jeunes s’en vont dans les bourgs et dans les villes, nous laissant labourer la terre, nous, les vieux. Je sais qu’ils pensent différemment, disant que les vieux ne sont pas à la mode et pas de leur époque. De toute ma vie, je n’ai jamais été chez un coiffeur, je n’ai jamais mis de rouge à lèvre ni de vernis à ongle. Ces doigts et ces orteils noueux sont faits pour travailler dans la boue de mes rizières, pas pour paraître jolie. Et ils disent que je suis vieux-jeu, mâchant des noix de bétel et des feuilles enduites de chaux. Les jeunes filles mettent des Jeans, elles ressemblent à des garçons, et elles croient que c’est élégant. Tiens, elles seraient capables de vendre un porc ou un buffle rien que pour pouvoir acheter une paire de Jeans, et être ainsi conformes à la mode. Dans ma jeunesse, si j’avais porté des pantalons comme elles le font maintenant, la foudre me serait tombé dessus, ou j’aurais été condamnée par tout le monde dans le village.

Je sais, je sais, les temps ont changé. Mais ce qui ne devrait pas changer, ce sont les prières. Nous devrions offrir de la nourriture aux bonzes chaque jour, aller régulièrement au temple pour écouter le "Dhamma", pour accomplir nos devoirs religieux et faire nos offrandes. Les jeunes ont tendance à laisser tout ça aux vieux, à présent, et c’est une honte.

Tiens, pas plus tard que l’autre jour, j’ai entendu un gamin vociférer et crier après sa mère. Ce genre d’abus ne serait pas arrivé dans notre jeunesse. Tout le village aurait condamné un fils aussi ingrat, et son père lui aurait certainement donné une bonne correction.

Nos vies alors semblaient avoir une sorte de code qui nous liait ensemble, et nous pouvions nous fier à ces règles que nos parents et nos grands-parents nous transmettaient. De nos jours, les jeunes se contenteront de rire si vous leur demandez d’avoir un comportement conforme aux règles de conduite que nous connaissions. Nous prenons des chemins différents, et les jeunes ne restent pas.

Pour moi, je ne changerais pas, je ne pourrais pas changer, même si je le voulais. Je ne suis jamais ni heureuse, ni malheureuse. La vie continue, comme elle a été pour moi pendant des années. Je travaille à côté de mon mari, comme un buffle. Oui, ce sac d’os habillé de guenilles peut encore planter et récolter le riz du matin jusqu’au crépuscule. La maladie, les blessures, les épreuves, les privations ont fait partie de ma vie. Les plaies ne sont pas soignées, le temps les cicatrise. Les sorciers viennent et essayent de guérir les maladies, en chantant et en pratiquant la magie. Toutes ces années, la mort a frappé autour de moi, et j’ai survécu, passant à travers la fièvre et la douleur.

Si j’avais un seul regret, ce serait de ne pas avoir de petits-enfants près de moi.

Le fermier :

Oui, j’ai des yeux qui ne voient pas, des oreilles qui n’entendent pas, et une bouche qui ne parle pas. Je vois plus que je ne devrais, j’entends plus qu’il n’est bon, mais je ne parle pas de ce que je sais. J’en sais trop, déjà.

Quand j’avais à-peu-près dix ans, le supérieur du temple de notre village installa une classe dans le "sala" du monastère, pour apprendre aux jeunes à lire et à écrire. Quand j’entendis cette nouvelle de la part des autres enfants qui s'en allaient vers la classe, j’étais en train de labourer nos champs, je lâchai ma charrue et je les suivis. C’est mon père qui vint à l’école quelques heures plus tard, et il me ramena aux champs. A ce moment, j’eus vaguement le sentiment de perdre quelque chose, mais je revins aux bluffles et aux rizières sans un mot de protestation.

Ce fut en devenant bonze dans le temple de notre village que j’eus une chance d’apprendre à lire et à écrire. Je racontai mon histoire au vieux supérieur, et il se souvint que mon père m’avait entrainé hors de la classe. Aussi, il m’instruisit patiemment, moi et les autres moines qui désiraient apprendre. Volontairement, je restai dans les ordres plus longtemps que la période traditionnelle de retraite des trois mois que dure la saison des pluies. J’espérais que les moines feraient de moi un homme cultivé qui serait capable de comprendre le langage des maîtres, ou le langage des intermédiaires et des commerçant chinois. Car sans cela, j’aurais toujours été en état d’infériorité. S’ils ne sont pas capables de lire et d’écrire, d’additionner ou de soustraire, les paysans doivent accepter ce que les intermédiaires et les marchands veulent bien leur proposer pour chaque vente.

Pour vous acheter la récolte de l’année, il vous font sentir qu’ils vous accordent un monde de faveurs. Et lèveriez-vous la voix pour dire que vous avez entendu à la radio que le prix du riz est bien plus élevé que ce qui vous est proposé, ils se mettraient à hurler après vous, vous disant d’aller vous faire pendre ailleurs.

Enfant, je n’élevais jamais la voix. Simplement, je ne disais rien. J’ai appris beaucoup de choses, en étant moine. Une des sagesses que j’ai apprise au temple, c’est que l’avidité, la colère et la luxure sont la cause de tous les malheurs. Ils peuvent m’escroquer et me traiter comme si j’étais un buffle d’eau, je garde la paix en moi. Regarde autour de toi, enfant. La terre miroite et nous chuchote des messages depuis des temps immémoriaux. Seuls quelques-uns d’entre nous peuvent les entendre, peuvent les comprendre. Les animaux aussi ont leur sagesse. Il y a une sagesse dans leur regard fixe. Peut-être pourraient-ils tout voir de notre méchanceté et de notre bonté, des faiblesses et de la force des hommes, de notre arrogance, de notre suffisance et de notre suprême intelligence. Et pourtant, ils se soumettent à nous, ils nous obéissent, et sont les victimes de notre cruauté, et nous les tuons.

Je sais ce que sont la paix et le contentement. Je suis en paix avec la terre, et avec mes conditions de vie. Mais j’éprouve une grande pitié pour ma femme. Je lui ai imposé le silence pendant toutes ces années. Jusqu’à présent, elle ne s’est jamais plainte de quoi que soit, bien qu’elle trime aussi dur que moi et comme une bête de somme. De nos enfants qui ne sont pas avec nous, je ne sais presque rien de leur destin.

Je voulais avoir beaucoup d’enfants et de petits enfants autour de moi, mais aujourd’hui, les villes et les pays étrangers ont attiré mes enfants loin de moi, et il me semble qu’aucun d’eux ne reviendra jamais vivre ici. A qui donnerai-je ces rizières, quand je mourrai ? Pendant des siècles, cette bande de terre a appartenu à notre famille. J’en connais chaque fissure et chaque bosse. Mes enfants ont grandi dessus, attrapant des grenouilles et des crabes d’eau douce, cueillant des fleurs sauvages. Et cependant la terre ne pourrait pas les attacher ou les rappeler à elle. Dès qu’ils ont une paire de Jeans, ils prennent leur envol et s’en vont au loin. Que leur est-il arrivé, je ne sais pas, mais ils doivent penser que ce qui les attend est meilleur que de s’embourber dans la pauvreté de notre terre.

Heureusement, ma femme est toujours avec moi, et nous sommes tous deux encore robustes. Le temps cicatrice les plaies. La maladie vient, puis s’en va, et nous sommes à nouveau sur pieds. Je ne veux jamais quitter cette terre. Je ne veux même jamais mourir. C’est tellement bon de sentir la terre humide sous mes doigts qui creusent le sol, en plantant le riz, d’entendre ma femme soupirer : « vieil homme, si je meurs la première, je deviendrai un nuage pour te protéger du soleil, toujours. » C’est bon de sentir le parfum du riz mûr dans novembre doré. A la bonne saison, tout est doré. Une brise douce et fraîche caresse les gerbes, qui ondulent et chatoient comme des vagues d’or. Oh, enfant, je n’échangerais pas cette terre contre n’importe quelle autre, et je ne veux pas mourir encore. Je veux vivre encore quelques années, dans l’espoir qu’un de mes enfants pourrait revenir habiter ici, et me donnerait des petits-enfants que je pourrais prendre dans mes bras, et à qui je pourrais transmettre le message secret de notre terre.

Mes enfants, l’un d’entre vous reviendra-t-il ?

Pira Sudham

Bien amicalement
-----
Bernard Suisse


 

Poster un nouveau message Répondre au message
  Pages: 1

M'inscrire M'inscrire Me connecter Me connecter Mot de passe oublié Mot de passe oublié Retour au forum Retour au forum




Retour page d'accueil ? Cliquez sur l'éléphant ! Retour page d'accueil